Grand ménage sur le web en cette rentrée littéraire 2010 : le premier site culturel Evene.fr, qui pouvait s’enorgueillir de plus de deux millions de visiteurs uniques par mois (et même 3 millions en décembre 2009), voit sa rédaction se réduire comme peau de chagrin : il ne reste aujourd’hui qu’un seul des 30 membres qui composaient la rédaction après la notification du licenciement de 24 d’entre eux. Plus grave encore : 5 d’entre eux ont leur contrat d’auteur se terminer sans mesure de licenciement, et ce malgré l’illégalité de leur statut (contrat de « droit d’auteur » rendu illégal par leurs activités qui leur valaient un statut de pigiste en CDI). Alors que la rumeur courait depuis le printemps, l’officialisation du changement de cap fut annoncée hier par l’AFP qui interrogea à ce sujet Bertrand Gié, Directeur des nouveaux Médias du Figaro, groupe dans lequel s’inscrit Evene. A l’unisson, l’ensemble des médias reprit fidèlement les propos de Gié, comme parole d’Evangile omettant un procédé journalistique bien connu qui différencie l’opinion de l’information : le recoupement des déclarations. Faute d’une éthique et d’un professionnalisme dignes de ce nom, une tribune fut offerte à Bertand Gié qui entendait ainsi mettre fin aux rumeurs qui prêtait au Figaro l’intention de dissoudre une équipe de rédaction devenue progressivement hostile, au point de refuser la refonte du projet proposée par ses services et de décider d’un plan social collectif alors que ce n’était « pas notre volonté au départ »précise-t-il. Et d’ajouter qu’ils avaient « envisagé une quinzaine de départs, mais le plan a été étendu à l’ensemble des salariés ». Et le Directeur des médias du Figaro de se justifier habilement par l’argument a contrario, digne de la plus rutilante des rhétoriques : « si Le Figaro a investi dans Evene.fr, c’est qu’il croit en son potentiel, c’est pas pour qu’une telle marque nous échappe ». Sauf que ces déclarations ne sont pas du tout du goût des anciens collaborateurs d’Evene qui crient à la manipulation.
Mais ne cherchez pas leur version du conflit : elle n’a pas été relayée. Incroyable conception du journalisme que de ne pas donner de contradicteurs quand la source est partie prenante. Cela relève de deux comportements aussi condamnables l’un que l’autre : l’incompétence ou le désir de propagande. L’un comme l’autre sont tout proprement inacceptables selon la déontologie du métier. Mais, là aussi, comme au Palais Brongniart, la Crise n’en finit plus de battre son plein. Les journalistes prétexteront la reprise difficile d’une rentrée qui s’annonce chaude, ou bien encore l’incongruité de contredire Bertrand Gié, quand il s’exprime avec tant de bonne foi. Il n’empêche qu’il aurait suffi à ces vecteurs « d’informations » de prendre leur téléphone et de recouper l’information pour apprécier plus justement l’affaire. Les Nouveaux démocrates se proposent de vous en faire la démonstration en vous exposant les faits.
Tout commence comme un joli conte de fées. Christophe Chenebault et Christelle Heurtault décident de créer alors un site, en 1999, à visée populaire baptisé citationsdumonde.com. La volonté d’étendre leur portée et de toucher au plus près de la culture les incite à transformer le site, pour explorer des horizons plus lointains : nait alors Evene.fr en 2001. Le succès que connaitra ce site s’explique par sa volonté de toucher à tous les niveaux de la culture, de la plus populaire à la plus élitiste, pour la rendre accessible à tous. La littérature et les spectacles, puis le cinéma ou encore la musique viennent compléter les rubriques du site. Le site, s’il ne gagne pas encore d’argent est en pleine évolution, et la voie du succès est toute tracée quand en 2006, il gagne un clic d’or pour le « meilleur site média 2006 ». Devenu entre-temps premier site culturel français, référencé en tête des recherches dès qu’un internaute tape le nom d’un auteur, Evene ne cesse de se développer, avec une vingtaine puis une trentaine de collaborateurs. Si bien qu’en 2007, craignant que ce beau projet ne supporte pas seul l’éventualité d’une crise, et souhaitant très certainement faire fructifier leur belle création, les deux créateurs laissent le Groupe Le Figaro acheter cette pépite que lorgnait déjà le groupe Lagardère. Pacte avec le diable ? Assurément pas selon, eux, épaulé par Pierre Conte, Directeur Général adjoint du Groupe Figaro et Président de Figaro médias qui tente de rassurer tout le monde en garantissant l’assurance au site de se donner « tous les moyens se poursuivre sa croissance de façon autonome et ambitieuse », souhaitant « faire d’Evene le référent pérenne du secteur, mais également relancer l’offre Figaroscope.fr ». Pour faire taire tout début de polémique et pour assurer la passation des pouvoirs, Pierre Conte laissa Christophe Chenebault et Christelle Heurtault à la tête de la rédaction. Un grand groupe sécurisant, une audience prospère, un web en croissance exponentielle, la jolie récompense sonnante et trébuchante des créateurs : tout était beau dans le meilleur des mondes. D’ailleurs les années 2007-2008 ne connurent pas d’affres particulières, Pierre Conte laissant les collaborateurs continuer le travail qui leur avait valu de trouver la clef du succès.
Mais il y avait un ver dans le fruit. Et cela, le Figaro « ne pouvait pas l’ignorer » comme le confesse sous couvert d’anonymat, un des anciens collaborateurs du site : la rédaction se composait en large majorité de pigistes à temps partiel illégalement employés en droit d’auteurs. En 2007, au moment du rachat l’équipe de composait alors de 3 rédacteurs en CDI, à savoir Mélanie Carpentier, Jean-Nicolas Berniche et Michaël Demets, et d’une quinzaine de collaborateurs rémunérés en droit d’auteurs, ou stagiaires. De la même manière, l’année 2009 vit se succéder pas moins de 63 personnes sous contrat en droit d’auteurs, reconnu comme travail dissimulé aux yeux de la loi pour le travail de journaliste, Le Figaro ne renouvelant pas la moitié d’entre eux. Entre temps, et malgré un succès populaire jamais discuté, le chiffre d’affaires a fini par stagner (2,294 millions d’euros en 2008, 2,190 en 2009, et un prévisionnel 2010 de 2,283 millions) quand les charges ne cessèrent d’augmenter (2,5 millions en 2008, 2,8 pour la prévision 2010, notamment dues aux nouveaux locaux et à un projet de modernisation du site bien vain, la v3 ne voyant finalement jamais le jour). Stagner, « ce qui est une gageure en période de crise », rappelle un ancien salarié du site. Mais ce fut trop au goût du Figaro et de Pierre Conte.
Mais les financements et la gestion des ressources humaines ne suffisent pas à expliquer la déroute. Le rachat d’un tel site supposait une vision commune entre la rédaction existante et les nouveaux propriétaires. Et c’est bien là que le bât blesse. Après le départ des deux créateurs en 2009, qui purent ainsi profiter de la plus-value que leur avait rapporté leur création, Anne Pican fut nommée Directrice d’Evene, tout en le restant pour TéléMagazine.fr et le Figaroscope.fr, Bertrand Gié, Directeur des Nouveaux médias pour le Groupe du Figaro chapeautant le tout. Commença alors un débat tragique, car voué à la perte, sur la portée du projet. Fidèle à sa tradition, l’équipe de rédaction a toujours soutenu un projet exigeant, en souhaitant proposer un champ large, du plus populaire au plus élitiste, sous les formes les plus diverses, de l’information « fast food culturel » sur le dernier best seller à l’entretien plus recherché avec un auteur au lectorat plus intimiste. Une gageure selon la nouvelle Direction qui souhaitait un projet moins ambitieux, allant jusqu’à proposer de faire du site une agrégation de contenus, et plus généralement de travailler davantage en desk (« en bureau », limitant ainsi les reportages, les séances de projections, allant même jusqu’à suggérer que l’on peut faire la critique d’un film sans l’avoir vu…), offrant les plus sombres perspectives à la rédaction. La suite des événements confirma la tendance. Souhaitant réduire coute que coute les effectifs pour rendre plus rentable l’investissement (d’où l’idée de déléguer certaines tâches à d’autres sites sous-traitant), la Direction mit fin, en décembre 2009, à leur contrat de collaborateurs, sans que ces derniers ne puissent bénéficier des dispositions prévues par la loi (absence de procédure de licenciement, pas de solde de tout compte, pas de congés payés, etc.)
Le décalage alla croissant quand, soudain, l’Inspection du Travail s’en mêla. Purgatoire ou Deus ex machina ? Toujours est-il qu’elle constata que la majorité des contrats proposés étaient illégaux ! En effet le contrat en droits d’auteurs n’est pas reconnu par la loi pour ce type de mission, puisque le travail qui incombait à ces employés était celui d’un pigiste, classement qui impose le CDI de facto. Dès lors, Le Figaro est contraint de se lancer dans une requalification des contrats d’auteurs en CDI.
Une situation devenue intenable pour l’équilibre financier d’Evene, qui tenait au nom d’une gestion illégale de ses ressources humaines. On comprend mieux pourquoi la perte des bénéfices brandie comme un étendard pour justifier le plan social n’était qu’un leurre, comme le rappelle cet ancien collaborateur : « ce qui fait que notre bénéfice s'est amoindri pour être négatif en 2009 et 2010, c'est que l'entreprise a dû se mettre en conformité avec la loi et proposer des CDI aux contrats de droits d'auteur. » Et d’ajouter que la Direction leur avait expliqué de vive voix que si « Evene perd de l'argent, c’est parce qu'il ne doit plus donner de contrats illégaux... donc, il faut nous licencier pour enlever cette épine du pied. »
C’est donc bel et bien la négligence faite autour des ressources humaines et le manque d’implication dans la gestion du projet qui sont la cause de cette situation comme l’ont confirmé les aveux de Pierre Conte aux salariés d’Evene le même mois de Février 2010. Comment expliquer qu’un groupe comme Le Figaro puisse envisager un plan social parce qu’engager des salariés selon les termes de la loi coûte trop cher ? N’avait-il pas entière connaissance de la situation quand ils ont racheté Evene en 2007 ? La rédaction abritait en son sein du travail dissimulé. Les « appartements ravioli » d’Evene n’étaient donc pas connus de la Direction… celle-là même qui faisait signer les contrats ? Mais de qui se moque-t-on ?
Selon des membres qui souhaitent préserver leur anonymat le temps que l’affaire soit jugée, le schisme entre la Direction et la Rédaction ne date pas d’hier. Au-delà des griefs de l’Inspection du travail, les divergences sur la ligne éditoriale et la vision du projet a amené certaines décisions pour le moins douteuse selon la rédaction. Les propositions de la Rédaction pour moderniser le site, dont le manque d’ergonomie et la structure vieillissante étaient patents (constats reconnus par Pierre Conte en personne devant l’ensemble de la rédaction, qu’il tentait de rassurer en assurant qu’il n’y aurait pas de plan social !) ont toujours reçu une fin de non recevoir. La Rédaction passa même pour être trop « ambitieuse », voire « trop prétentieuse », les jours où la parole se déliait davantage. « La décision du Figaro de "pourrir" Evene pour se débarrasser de nous date de très longtemps, pas seulement des derniers mois houleux entre nous et la Direction. En décembre 2009, Le Figaro a licencié le responsable des partenariats Evene, qui était garant de la marque et qui à ce titre ramenait à lui seul plus une grande partie des revenus publicitaire du site. Un poste clé, donc, pour qui souhaite pérenniser une situation économique... D'autant que ledit commercial était particulièrement doué. » Pourquoi se priver d’un tel élément quand selon Pierre Conte en 2007, rappelons-le, le but était donner au site « tous les moyens de poursuivre sa croissance de façon autonome et ambitieuse », souhaitant « faire d’Evene le référent pérenne du secteur » ? Etonnant paradoxe sur lequel il serait intéressant d’enquêter.
Encore une fois, cette situation est symptomatique du milieu journalistique actuellement en France : les journalistes sont corvéables à souhait tant qu’ils rapportent. La situation tourna à l’ubuesque quand, pris à la gorge, la Direction du Figaro re-qualifia 18 contrats en droits d’auteur en CDI… pour leur notifier leur licenciement 10 jours plus tard. Pour éviter de faire trop de vagues, on essaya bien d’attirer les mouches avec du vinaigre, en proposant un énième projet pour le site qui à coups sûrs ne répondaient pas aux exigences qui furent à la genèse du projet. Finalement, ce sont les derniers arrivés, les moins expérimentés, qui furent désignés pour tenir « la baraque ». Voilà pourquoi, l’ensemble de la rédaction décida de quitter Evene et demander un licenciement collectif. Car d’un point de vue éthique, la situation n’est plus supportable pour personne.
Aujourd’hui, le Groupe Figaro affirme 12 personnes sont restées chez Evene. « Du service Paye ou de la boutique Evene », précise en chœur ceux à qui on a imposé le départ. L’affaire est naturellement portée au Prudhommes, d’autant que l’Inspection du travail vient de constater que « le motif économique des licenciements n'existe pas », selon des sources qui souhaitent rester discrètes tant que l’affaire est en cours. La Direction du Figaro dément à tout va les « rumeurs » selon lesquelles Evene serait un site au rabais : « Evene.fr est un leader sur la culture, il est hors de question d’en faire un portail d’agrégation de contenus. On souhaite que ce soit un vrai site web, ouvert à tout ce qui touche à la culture ». Pourtant, depuis quelques semaines, ce sont bien deux personnes de RelaxNews qui s’occupent de réactualiser le site en ligne… Exactement ce que craignaient la Rédaction destituée… Pour cet ancien collaborateur, « Le Figaro n’avait tout simplement plus besoin de journalistes pour faire ce qu’ils voulaient faire ».
L’histoire commence comme un conte de fées, écrivai-je… mais elle a viré au cauchemar. Plus qu’une sombre affaire d’argent et de contrat, l’exemple montre dans quel état de précarité travaillent les journalistes en France. En plus d’être exploités, ils doivent faire fi de leurs exigences professionnelles pour satisfaire la loi du marché et du grand public. Les réseaux d’information sont pratiquement tous voués à être détenus par les grands groupes et à respecter l’idée dominante, celle qui fait vendre. L’indépendance de l’information et la séparation des pouvoirs ne sont plus qu’un vague souvenir, qui font sourire, en cyniques, les grands magnats des Médias et qui remplissent les rares heures consacrée à la déontologie du métier dans les amphis de futurs journalistes. Enfin, journalistes… le vocable semble bien présomptueux de nos jours…