La culture est une notion complexe à aborder. Ne serait-ce que parce que personne ne s’accorde pour en définir les limites : ne doit-on considérer que les classiques ? Doit-on y intégrer les nouvelles formes d’expression ? La musique de Lully en fait partie, mais quid du rap et de slam ?
Jean-Baptiste Lully (Wikimedia Commons).
Culture classique vs. culture au sens large
Deux grandes écoles s’opposent farouchement sur la culture que l’école est censée apporter aux élèves : ceux qui ne conçoivent que la culture dite "classique", dans laquelle l’on retrouve toutes les œuvres qui ont su traverser l’épreuve du temps, et dépasser un succès ponctuel (d’ailleurs combien d’entre elles n’ont pas connu de succès du tout à l’heure de leur publication ?) et ceux qui grosso modo considèrent toute production comme œuvre potentielle et les placent au même niveau. Le manichéisme est décidément une sale manie dans l’Education nationale.
Le problème de la culture réside tant dans la qualité de l’œuvre, appréciée en fonction de critères esthétiques et normatifs, nécessairement subjectifs, que dans son implantation dans le temps. Il ne faudrait pas pour autant confondre "culture" et "chef d’œuvre". Des productions peuvent parfaitement s’accommoder de l’éphémère, sans affronter l’épreuve du temps et se révéler être d’une qualité indéniable. C’est dans cette confusion que les élitistes, qui n’apportent considération qu’aux œuvres du passé, ont la vue trouble.
Pour autant considérer tout discours de la même veine, d’un graffiti coloré et insultant vomi de manière illégale sur un mur, à la scansion d’un vers de Du Bellay est tout aussi inique. Et certains "modernes" ont eu tendance à ne plus rien voir du tout, ou pour le moins à ne plus distinguer le vrai du faux. Ces deux opposés ont laissé des stigmates dans l’Education nationale.
Une promotion des artistes régionaux
Et comme souvent, la vérité se dessine entre les deux. Concernant les œuvres du passé, elles ne peuvent décemment devenir l’exclusif de la culture mais elles ne peuvent disparaître comme par magie. On ne fait pas table rase du passé comme s’il ne s’était rien passé. Malheureusement, les dispositifs mis à disposition dans les collèges et lycées notamment par la Drac (Direction régionale des affaires culturelles) ont tendance à ne privilégier que les œuvres et les artistes contemporains, officiellement pour réconcilier culture et éducation, officieusement pour promouvoir les artistes régionaux qui sans ces aides ne pourraient pas vivre de leur art. Je me suis vu proposer ainsi un projet théâtral dans lequel il m’était pour ainsi dire défendu d'intégrer des morceaux classiques. Seuls étaient autorisés les artistes subventionnés par la Drac… L’élitisme n’est pas toujours là où on l’imagine…
C’est non seulement un resserrement controversé et discutable de la culture, mais cela peut aussi donner lieu à un contresens pour les élèves. Parce qu’à y regarder de plus près, qu’est-ce que l’art moderne si ce n’est une transformation, un pastiche, une subversion, une négation voire une apologie des formes préexistantes ?
Et pour comprendre la subversion, il faut connaître les codes classiques. Ce qui n’est pas le cas actuellement. En conséquence, les élèves assistent à des spectacles passivement sans comprendre la modernité et traînent des pieds quand les organisateurs se régalent du spectacle. Est-là le but de l’Education nationale que d’assouvir la soif de culture des enseignants et des pédagogues quand les élèves attendent la moindre inattention pour sortir des paquets de bonbons ou de chips ? Dès lors, la culture devient un passage obligé, un objet de consommation insupportable.
Le professeur "crée" du théâtre
Les "pédagogistes" et leurs complices culturels, croyant dur comme fer que l’élève est amené à construire son savoir, et qu’il détient en lui, par naissance, la connaissance et le savoir ont eu l’idée de faire d’en faire des artistes. Kyrielles de formations furent ainsi proposées aux professeurs, les infantilisant de 18 à 36 heures pour faire découvrir l’acteur qu’il y avait en lui. A partir de littérature contemporaine, de ces pièces qui ressemblent à des pavés romanesques et qui ne s’achètent qu’en librairie spécialisée à grand coups de billets de banque, le professeur "crée" du théâtre. Le voilà redevenu enfant, l’espace de quelques jours. A lui ensuite de transposer les "activités" auxquelles il a pris part en salle de classe avec les élèves. Sont ainsi nés des spectacles sans queue ni tête, composée de rondes, ou de placements étranges, où la seule gageure est de garder son sérieux pour mettre à l’aise le spectateur. Danse contemporaine péroreront certains. Culture, où es-tu dans tout ce raffut ?
De la même manière, les programmes de français ont pollué la discipline plus de vingt ans avec des ponts d’or offerts à la littérature jeunesse. Entendons nous bien : je ne proclame pas qu’il faut bannir la littérature jeunesse. La censure n’a jamais été une solution, et nous fûmes les premiers à nous délecter étant plus jeunes de Picsou Magazine, de la collection Le Club des cinq ou encore des aventures de Tom-Tom et Nana dans J’aime Lire.
Mais je n’ai jamais étudié en cours de français le schéma narratif du dernier cambriolage des Raptout ! Ainsi, pendant une vingtaine d’années, il fallait donner à dose homéopathique les Perrault, Caroll et autres La Fontaine pour abreuver jusqu'à plus soif nos ouailles de Vignod, desChair de Poule ou encore de l’inénarrable Harry Potter, tous producteurs ou production à la page des temps modernes dont l’unique but est de faire vendre. Cannibales, ils ont tout dévoré sur leur passage, des professeurs leur consacrant plusieurs semaines de travail à grands coups de séquences, quand les auteurs ne venaient pas à prix d’or monnayer leur notoriété en improvisant des "rencontres" avec les élèves, tels des camelots.
Jean de La Fontaine (Wikimedia Commons) et Harry Potter (montage Le Plus).
Fort heureusement, la nouvelle réforme des programmes vient de relayer ces produits du mercantilisme littéraire au rayon "lecture cursive", ce qui en langage pédago-jargonnant désigne les lectures faites pour le plaisir et non pour l’étude. Le futile est donc revenu à la seule place qui lui incombait : celle de l’oisiveté.
Dérives élitistes
Mais les exemples des dérives des dénommés "élitistes" abondent eux aussi. Ainsi, quand le très respectable et pourtant très lucide Jean-Paul Brighelli prétend avoir fait étudier en ZEP les deux tomes de l’interminable Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, dans La Fabrique du crétin, soit plus de 2000 pages, deux observations me viennent à l’esprit : l’une, bête et cynique, je le concède, met en doute sa parole. L’autre, plus réconfortante, me rassure de ne pas l’avoir eu comme professeur de français…
Je me souviens aussi de cet autre stagiaire qui fit étudier durant 5 mois Madame Bovary en pensant que c’était l’œuvre absolue et qu’elle représentait à elle seule la littérature française. Curieux couronnement pour celui qui avoua en son temps avoir fait "un livre sur rien".
Qui n’a pas connu ces interminables sorties au théâtre, où l’on sur-jouait un Molière joué en costume d’époque, nous laissant avec nos camarades muets d’ennui, ou hilares de bêtise quand au moindre "baiser" prononcé, nous pouffions de rire…
Il est évident qu’aborder des textes classiques nécessite de grandes préparations. Et il ne serait trop conseiller de commencer par des extraits plutôt que d’embarquer dans un rafiot qui coulera tôt ou tard au son d’un "Mais que diable allait-il faire dans cette galère !".
Ne pas priver pour autant les élèves de la belle littérature
Pour autant, priver les élèves de la belle littérature sous le fallacieux prétexte qu’ils ne la comprendront pas, c’est les insulter, les traiter d’abrutis et d’incapables, c’est les priver de ce que l’élève cultivé par le sang a eu dès le biberon, l’essence même de la culture. C’est finalement faire des différences sociales. Ce n’est pas l’œuvre qu’il faut bannir : c’est la précipitation à l’étudier.
Aussi, le grand public constate-t-il amèrement que la culture est absente de l’école, quand elle n’a cessé d’y être : mais entre ceux qui la font ingurgiter de force par l’entonnoir, et ceux qui déguisent de strass les oripeaux de la misère intellectuelle, la culture a pâle mine depuis des années.
Pourquoi ne faudrait-il pas aborder la culture de manière chronologique. Tout n’est que réécriture ou presque. Molière a emprunté à la Commedia dell’arte ses canevas et ses grimaces, à Plaute sa "Marmite" quand La Fontaine a versifié Les Fables d’Esope. Etudier prioritairement les œuvres de la culture universelle pour ensuite aborder sereinement une œuvre contemporaine.
Un héritage culturel à transmettre
Ce n’est pas rentrer dans le cliché que d’étudier Molière et sa langue, c’est de la responsabilité républicaine de tout professeur que de transmettre ce qui a constitué notre héritage culturel. Dans tous les cas, la qualité de langue, la précision du trait, ou la technique d’une sculpture doivent toujours être une référence, appréciée ou non. Cela n’empêche pas d’utiliser d’autres supports. Mais cessons de les uniformiser en parlant de "texte", de "support" ou de "document". Appelons les œuvres, "œuvres", et un documentaire télévisé, "documentaire télévisé".
Et à ceux qui, plus malins que les autres, s’interrogeront sur ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre, je leur répondrai qu’en cas de doute, mieux vaut s’abstenir de la faire étudier. Mais s’ils venaient à priver pour cette raison les élèves des tragédies de Racine, c’est à coup sûr qu’ils n’ont pas leur place dans l’enseignement des Lettres.